Interview
«La normalité passée n’est pas une option»
Nous nous sommes entretenus avec quatre représentants de différents secteurs de la prise en charge. Il est étonnant de constater à quel point le quotidien rythmé par le coronavirus est à la fois similaire et différent.
Vous prenez tous en charge des personnes âgées – qu’est-ce que la pandémie change pour elles et pour vos institutions?
Theo Deutschmann: Il y a un monde avant le coronavirus et un monde avec le coronavirus. Beaucoup de choses ont énormément changé. Nos résidents ne reçoivent plus de visites de leurs familles et amis. Une chose que nous n’avons jamais voulue s’est produite: nos résidents sont «ghetto ïsés». Les résidents ne sont pas autorisés à quitter le bâtiment et le site, ni à rencontrer qui que ce soit. Désormais, leurs seuls interlocu-teurs physiques sont nos collaborateurs. Il apparaît à présent de manière encore plus visible que lorsque on est vieux, la mort guette à la porte... Quand on a 80 ou 90 ans, il ne nous reste plus autant de temps à vivre. Chaque jour compte alors – et le coronavirus supprime donc beaucoup de qualité de vie.
Sigrid Daenzer
responsable de la médiation, Association «Besuchsdienst Zuhause Oberer Zürichsee»
Theo Deutschmann
directeur du Schönbühl, centre de compétence pour la qualité de vie, Schaffhouse
Monika Kaspar
diacre sociale, église réformée de Stäfa
Hannes Koch
CEO, responsable des services, Spitex Kriens
Monika Kaspar: Nous n’avons pas la même situation de départ que M. Deutschmann. Mais bien sûr, les visites à domicile et dans les centres pour personnes âgées ne sont plus possibles – pas plus que les nombreux contacts lors des manifestations et des services religieux. Au lieu de cela, les conversations se font par téléphone ou les relations avec les paroissiens sont maintenues par e-mail ou par carte postale.
Sigrid Daenzer: C’est la même chose chez nous: au cours des dernières semaines, nos visiteuses, qui pour la plupart appartiennent elles-mêmes au groupe à risque, ont remplacé les visites par des conversations téléphoniques, maintenant ainsi le contact.
Hannes Koch: Nous avons dans une large mesure modifié nos processus au sein de l’établissement afin de pouvoir en garantir le fonctionnement à tout moment. Ce changement de processus signifie, entre autres, que nous avons mis en place des sas et que nous sommes ainsi organisés de telle sorte que le personnel se rencontre le moins possible afin d’éviter d’éventuelles conta-gions. Nous avons informé les clients et leurs proches de ces changements à plusieurs reprises et de manière ciblée. Les clients nous ont également
contactés et confirmé qu’ils appréciaient cette communication directe. Ils peuvent ainsi continuer à profiter de notre prise en charge et de nos soins
avec un sentiment de sécurité.
Quels sont les besoins des personnes âgées, des aidants et des familles dont vous prenez particulièrement conscience au cours de cette crise?
Daenzer: Rester en contact avec les autres, pouvoir parler à quelqu’un, avoir le sentiment d’être important aux yeux de quelqu’un, pouvoir partager ses soucis ou ses expériences – en fin de compte, le sentiment
de ne pas être abandonné. C’est très central. Mais bien sûr, l’approvision-nement en nourriture et autres biens pour les besoins quotidiens est tout aussi important. Tout comme, pour ceux dont l’état de santé le permet, faire des promenades ou des activités de plein air dans la nature – dans des endroits où ils rencontrent un nombre limité de personnes. Ou peut-être de temps en temps discuter brièvement et à distance avec quelqu’un qu’ils connaissent. Les voisins sont également très importants.
Kaspar: Je ne peux que le confirmer: il est important de savoir qu’il existe un environnement bienveillant qui apporte ou pourrait apporter un soutien si nécessaire. Il peut s’agir de parents ou de voisins. Outre l’aide concrète pour les courses et le sentiment qu’on s’occupe d’eux, il est important pour la plupart des personnes âgées qu’elles aient la possibilité de parler. Les conversations aident à lutter contre l’isolement.
Deutschmann: C’est une période particulièrement difficile pour les aidants et les collaborateurs: ils fournissent un travail considérable et sont disposés à faire plus. Le «goulot d’étranglement» se situe actuellement au niveau des collaborateurs. Ils sont en contact avec «l’extérieur». Et ils doivent se restreindre – encore plus que d’autres groupes professionnels. S’ils ne font pas preuve d’une très grande discipline durant leur temps libre, ils sont susceptibles de contaminer les résidents. Ils portent une grande responsabilité. Mais surtout, ils doivent être plus performants – pas dans le domaine des soins, qui est resté identique. Non, ce qui augmenté, c’est la prise en charge! Les établissements qui auparavant ne se concentraient pas encore sur la prise en charge, qui ne lui attachaient pas une grande importance, doivent maintenant procéder à d’immenses changements.
La prise en charge revient au centre des préoccupations.
Deutschmann: C’est exactement ça! Vu sous cet angle, la crise du corona-virus a aussi quelque chose de positif. Il devient soudain évident que dans les centres pour personnes âgées, il ne faut pas seulement dispenser des soins, car vivre ensemble est tout aussi important que l’hygiène. Qu’est-ce que cela apporte à une personne âgée d’être bien soignée si personne ne prend de temps pour elle? Si personne ne fait des activités avec elle? J’aimerais que l’on parle haut et fort de cette problématique en ce moment. Et la prise en charge doit être enfin rémunérée de manière appropriée. Il ne faut pas que seuls les soins puissent être facturés. Les institutions doivent également être payées pour la prise en charge. Jusqu’à ce jour, notre système ne le permet pas.
En parlant de prise en charge, comment la mettez-vous en œuvre au quotidien à Schaffhouse?
Deutschmann: Tout d’abord, nous appliquons le principe selon lequel les personnes âgées ne sont pas seulement vieilles et malades. Nous les percevons avant tout comme des êtres humains – avec tous les besoins que cela implique. Et nous leur donnons le sentiment que, malgré l’âge, ils sont toujours précieux, qu’ils peuvent encore accomplir quelque chose. À partir de là, nous mettons en place une structure quotidienne qui corres-pond aux résidents, nous les impliquons, ainsi que leur entourage, dans les décisions qui les concernent. Il est également important de structurer la vie quotidienne de manière à permettre la prise en charge.
Kaspar: Je suis d’accord avec l’analyse de M. Deutschmann: le fait de savoir et de sentir qu’un environnement attentionné est présent donne aux personnes âgées une grande sécurité et leur fait du bien. Cela les renforce de savoir que des gens pensent à eux. Certaines personnes âgées téléphonent de plus en plus souvent des personnes seules. En raison de la crise du coronavirus, les voisins vont les uns vers les autres, se renseignent, proposent de l’aide, cuisinent les uns pour les autres ou prêtent des voitures pour faire les courses. Dans de nombreux endroits, il existe maintenant dans le voisinage un réseau mis en place avec soin qui donne aux personnes âgées un sentiment d’appartenance et les aide à se sentir moins seules.
Quelles sont les peurs des personnes âgées?
Koch: Ici, nous avons observé différentes choses: d’une part, il y a une
grande peur et une grande incertitude. Prendre ces sentiments au sérieux, écouter et conseiller est un élément important du travail de Spitex. D’autre part, nous rencontrons deux cas de figure, en particulier chez les personnes souffrant de troubles mentaux: certaines d’entre elles nécessitent une prise en charge plus étroite. D’autres, en revanche, ont déjà accumulé des res-sources en raison de leur maladie psychique et savent faire face aux crises.
Daenzer: Pour de nombreuses personnes, la question centrale est de savoir combien de temps cette situation va perdurer. De savoir quand ils pour-ront à nouveau avoir davantage de contacts avec leur famille ou amis – s’il en reste –, quand ils pourront à nouveau faire leurs propres courses, quand la visiteuse de notre association viendra à nouveau leur rendre visite et ne se contentera plus de les appeler. La plupart des personnes âgées sont plutôt détendues quant à une éventuelle contagion par le virus.
Menez-vous davantage d’entretiens de proximité?
Kaspar: Un appel téléphonique à des paroissiens que nous ne connaissons pas personnellement peut être l’occasion pour eux de demander de l’aide ou de parler de sujets qui les préoccupent et les inquiètent. Ce travail de proximité est donc une chance d’entrer en contact avec des personnes qui souhaitent être accompagnées après le coronavirus. Cela nous permet de repérer des personnes âgées qui, par exemple, seraient heureuses de bénéficier d’un service de visite régulier ou d’un accompagnement spirituel
après la période du coronavirus.
Comment les personnes âgées organisent-elles leur vie quotidienne? Comment se donnent-elles une structure et un sens?
Kaspar: De nombreuses personnes âgées sortent se promener tous les jours, souvent dans un quartier ou à un moment où il y a moins de monde afin de ne pas se mettre en danger. Celles qui possèdent un balcon ou un jardin en profitent et ont conscience de la chance qu’elles ont. Certaines ont du temps pour lire ou jouer, ou ont un passe-temps comme la musique ou le vélo d’ap-partement qui leur apporte du réconfort. Certaines personnes âgées font des travaux dans leur appartement ou leur maison, jardinent et utilisent ce
temps pour régler des affaires en suspens. Pendant cette période, le jardin et le balcon constituent des oasis agréables. Mais quasiment tous manquent de contacts sociaux, comme nous l’avons déjà mentionné.
Outre l’isolement social, comment considérez-vous la situation des personnes vulnérables, très âgées et fragiles? – Surtout lorsqu’il n’y a ni famille ni voisins.
Koch: Pour ces personnes, surtout si elles n’ont pas de famille, cette situation est extrêmement difficile. Souvent, Spitex est leur seul contact direct. Les contacts téléphoniques sont activement utilisés et le contact avec les bénévoles de la ville de Kriens est pour beaucoup très enrichissant.
Kaspar: Les personnes seules qui vivent chez elles et sont très âgées ou fragiles disposent souvent d’un contact quotidien avec Spitex ou un service de repas. Cependant, certaines d’entre elles vivent sans soutien extérieur et se sentent maintenant encore plus seules et désorientées. Il y a aussi des personnes très âgées qui vivent seules et s’étaient déjà accommodées de la solitude avant la crise du coronavirus. Certaines personnes vulnérables n’ont pas les contacts habituels qui leur procuraient au quotidien une structure, ainsi qu’un sentiment de sécurité et d’appartenance.
Daenzer: Les services d’aides des communes et des paroisses ainsi que les organisations bénévoles sont ici particulièrement importants. Ils four-nissent à ces personnes de la nourriture, des médicaments et tout ce dont elles ont besoin. Ils les accompagnent aussi chez le médecin pour leur éviter d’avoir à prendre les transports en commun. Cependant, il est tout aussi important que ces personnes ne se sentent pas seules sur le plan émotionnel et qu’elles aient quelqu’un qui les appelle régulièrement. Ou qu’elles puissent appeler de leur propre initiative.
Deutschmann: Les résidents souffrant de démence – cela correspond en moyenne à la moitié des résidents des foyers – ne sont plus en mesure de comprendre ce qui leur arrive. Ils ont peur des personnes portant des masques, même s’il s’agit du personnel, ils ne comprennent pas les nou -velles règles ni pourquoi ils doivent ou ne peuvent pas faire ceci ou cela.
Êtes-vous également confrontés à des dilemmes éthiques?
Kaspar: Lors de quelques conversations, le sujet des directives anticipées ou de leur remplissage a été évoqué, et avec lui l’affirmation que les personnes âgées seraient prêtes à mourir même sans coronavirus. Il ne m’a pas semblé avoir affaire à un dilemme éthique. Par contre, certaines personnes âgées ont réfléchi à la décision de se faire réanimer ou non, ont consigné leur décision par écrit et en ont faire part à leurs proches.
Deutschmann: De nombreuses questions éthiques restent sans réponse ou ont reçu une réponse très discutable. Un exemple: un résident âgé de plus de 85 ans est atteint du coronavirus. Il souhaite être intubé à l’hôpital. Il n’y sera pas accepté car la probabilité qu’il recouvre à nouveau complètement la santé est faible et qu’une vie après cela est difficilement envi-sageable. Ces personnes âgées sont donc placées en isolement et en soins palliatifs. Cela signifie généralement qu’ils ne survivent pas au virus. Sur le plan éthique, je trouve cela très discutable. Quelles sont les valeurs qui sous-tendent de telles décisions?
Quelle serait votre proposition, qu’espérez-vous?
Deutschmann: J’aimerais que la prise en charge devienne une priorité beaucoup plus importante au sein de notre société, de notre politique et de nos finances. On prend maintenant conscience du rôle essentiel que joue la prise en charge dans les centres pour personnes âgées. À l’avenir, il ne faut pas seulement rémunérer les soins. La prise en charge doit elle être évaluée et reconnue au même titre que les soins, si ce n’est davantage. Il y aura un après, un après le virus, et nous ne devons pas nous contenter de revenir à la normale. Car la normalité signifie la situation que nous avions auparavant. Je ne veux pas retrouver cet état de choses. Pour les foyers, toute cette horreur ne sera pas terminée dans un mois ou deux. Cette situation particulière perdurera dans les foyers avec des patients à haut risque. Jusqu’à ce qu’un vaccin soit trouvé. Cela va prendre au moins un an et demi. Cela nous donne suffisamment de temps pour aborder l’im-portance de la prise en charge et pour ajuster la «normalité».
Écrivez-nous, nous sommes constamment à la recherche de sujets d’actualité intéressants. Et recommandez la newsletter à votre entourage! À tous ceux qui s’intéressent dès aujourd’hui à la manière dont nous pourrons vieillir demain dans la dignité en Suisse.
© Fondation Paul Schiller, avril 2020